Souvenirs de mes nuits d'enfant
Lorsqu'une nuit, emporté vers des fonds inconnus, fiévreux, tremblant, secoué par une quinte rocailleuse jaillissant du plus profond de moi, il m'arrive d'entendre
venant d'un coin de ma mémoire, les plaintes longues et lugubres des bateaux dans le port d'Alger.
Les grandes baies vitrées de notre appartement donnaient sur le magnifique tableau d'un complexe portuaire en plein expansion dans les années cinquante. Le jour, par beau temps, nous pouvions
suivre le blanc Kerouan jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière la ligne d'horizon. Mon imagination de gamin me confortait alors qu'il était bien arrivé à Marseille.
Mais les nuits de grandes tempêtes, quand les hordes de vagues immenses donnaient l'assaut aux digues protectices, la terreur gagnait tous les bâtiments à quai. S'en
suivait de longs sanglots de sirènes miaulant, hurlant, dans le bruit du tonnerre et du vent. J'écoutais ces appels sinistres bien au chaud dans mon lit, songeant à ces carcasses de fer tanguant
dangereusement, prisonnières d'amarres trop courtes, et sans doute cognant de toute leur masse contre les pierres rugueuses. C'était des pleurs, des gémissements semblables à ceux de femmes
atrocement torturées et implorant pitié.
Puis, peu à peu, les plaintes s'amenuisent, le vent se calme et comme si, harrassé par l'effort d'avoir mené bataille, je sombre dans le sommeil profond d'une innocente et paisible
réalité...