Le Chemin des Ruines (Suite)
A son âge, être debout de si bonne heure relevait d'un exploit. Ce paquet de nerfs avait besoin d'un cadran de sommeil. Cependant, l'apogée de l'été, lui donnerait de bien belles et bonnes choses à apprécier à cette heure matinale.
Il avait rêvé tout un trimestre de ce tableau marqué de couleurs, de senteurs, de fraîcheur et de bruits. Dans son jeu perpétuel, l'enfant retrouvait aujourd'hui avec une fausse surprise, tous les composants : l'iode marine que transporte l'air venant du large avec une infinie douceur sur le petit matin. Juste avant l'ardeur du soleil qui écraserait dans quelques heures la baie d'Alger. Les palmiers dattiers bordant le spectacle, lui donnaient raison en frémissant. Les roseaux filtrant ce souffle doux montant de la plage jusqu'à l'immense terrasse couverte comme pour en vérifier l'exact dosage. Au delà, le bleu puissant de la Méditerranée se paraissait déjà de joyaux éclatants et onctueux. Dans son silence, la mer ne laissait parvenir jusqu'à la côte, que le pop-pop-pop des bateaux de pêche se dirigeant sur le banc de la pointe du Cap Matifou.
Rien de plus ne manquait au décors. Rien, hormis la silhouette du Grand-Père fixant l'horizon, pleurant derrière ses grosses lunettes sur la beauté du paysage et tirant sur la première grise de la journée. Le vieil homme l'avait roulée depuis une heure au moins, dès que le bol de café noir avait glissé devant lui par sa femme. Il était habillé comme chaque jour de son vieux costume sombre à rayures et portait sur son crâne dégarni un éternel chapeau noir hors d'âge. C'était le premier spectateur, toujours le premier. Ce vieux policier à la retraite semblait avoir besoin de tous les matins merveilleux, de tous les étés magnifiques, de tous les ans de sa vie pour oublier les horreurs, les colères, les peines et les malheurs qu'il gardait en secret dans son coeur. Il paraissait marquer précieusement dans sa mémoire chaque instant en les ponctuant d'une bouffée de tabac gris ou d'un gorgée de café noir.
Pieds nus, l'enfant aux yeux mouillés de sommeil, avait surpris encore une fois le vieil homme. Ils s'étaient rejoints en silence pour goûtter, chacun à sa façon, les délices de paix et de tranquillité. Le gamin que la personnalité de l'aïeul impressionnait, se sentait protégé par la main froide et osseuse qui avait pris la sienne, même si elle sentait un peu, ce matin là, le tabac froid... (à suivre)
ãTchema 1999