L'automne de la vie.
Jean était sorti un peu avant sept heure ce matin. En arrivant près du bois de chênes, la cloche du village lui précisa l'heure dans sa promenade quotidienne.
Les lueurs tardives de l'aube lui convenaient mieux après les matins précoces d'un été étouffant. Sur le chemin, ses pas lourds froissaient un premier tapis de feuilles trempées de rosée.
C'était son heure, son moment à lui. Un rituel dont il ne pouvait se passer chaque jour.
Après avoir senti la terre s'éveillant lentement, il se mettait à prier en ayant soin de choisir une intention nouvelle. Aujourd'hui, il décida de prier pour lui, l'idée le fit sourire. Il n'était pas particulièrement dans le besoin de quelques grâces ou d'une bienveillante orientation et déranger pour cela le Seigneur de si bonne heure le matin, mais bon. Il s'appliqua néanmoins.
Les mots, plus que la démarche, parurent effectivement lui procurer un paisible bien-être intérieur. Il leva la tête pour observer la brume glisser entre les pins et s'enfuir devant lui. Il fit une pause sur un vieux tronc qu'un hiver avait couché le long du sentier. Oui, qu'avait-il encore à demander ? Sans doute y avait-il plus heureux que lui, mais le bonheur depuis quelques années parvenait à le satisfaire néanmoins.
La mesure de Jean pour savoir s'il était heureux avait fait ses preuves dans le temps. Du temps où il avait bien besoin de stratagèmes pour mettre dans le plateau de la balance les milles choses qui l'entouraient chaque jour et rendre plus légeres les rigueurs de la vie, de sa vie. La formule marchait à merveille et aujourd'hui, à l'aube de sa vieillesse, il reconnaissait une certaine forme de bonheur suffisante pour tenir jusqu'au moment du départ.
Il pensait souvent à sa mort comme une échéance probablement plus éloignée qu'il ne voulait bien le croire et se demandait souvent comment la réussir. Depuis peu, les yeux, le sourire d'un tout petit enfant, son petit fils avaient diffusé secrètement dans son esprit, la réponse aux questions sur la fin de sa vie. Elle s'annonçait calme et déterminée après que les derniers détails importants seraient réglés, entre lui et moi, se disait-il. Nous serons ensuite unis pour l'éternité. Indicible joie de quitter ce monde avec l'amour des siens. Formidable continuité dans l'au-delà de sentiments si forts.
On laisse en partant ses amours de toujours, celui ou celle qui a partagé une bonne partie de notre vie. Désunion temporaire. Il dirait sans doute alors le traditionnel : je t'attends !
On laisse ses enfants qu'avec patience on a mené doucement jusqu'à l'envol vers leurs destinées. Ils ont besoin de temps pour construire et veiller à leur tour sur la destinée de leurs petits. A eux, il leur dirait qu'il ne les quittait pas vraiment. Mensonge rassurant.
Mais Jean, il en était persuadé, ne laisserait pas cet enfant et le lien qu'il tissait avec lui ici bas, ouvrirait vers l'au-delà, un formidable espoir d'éternité.
Il avait pu capté dans ce regard clair, le long de la petite enfance, pendant les longs moments de calme reposant, la source d'une intense attention. Merveilleuse portée musicale pour que le message d'amour, les valeurs importantes et surtout la manière de regarder la vie, passent et pour que ce petit les fassent siennes. Ces choses là, Jean le sentait, l'enfant les avaient comprises, assimilées. Son regard se levait avec sérieux lorsque Jean donnait le mot important. Le Grand-Père, lui, faisait alors silence, car le reste ne se lisait que dans leurs yeux. Puis, le front du gamin s'avançait enfin pour recevoir le doux baiser scellant l'important secret.
Jean se reconnaissait dans ce gamin joyeux, assoiffé de vie et de bonheur. C'est lui qui prendrait sa place dans l'espace familial, parfaite continuité de son existence. Depuis, Jean, conscient de son privilège, remerciait le Seigneur, ces matins-là, de se projeter dans l'éternité d'un amour infini. (© Tchema Nov2011)